Il y a des moments où une image suffit à bouleverser notre manière de penser. Quand, dans une salle de jeu, un adulte frappe une grande poupée et qu’un enfant, silencieux, observe, quelque chose se joue : pas seulement un geste, mais une possibilité d’apprentissage. Cette histoire, celle de Bandura et de la poupée Bobo, a installé un point de bascule dans la psychologie du XXᵉ siècle. Elle a déplacé l’attention des seuls renforcements visibles vers une capacité plus subtile : apprendre en regardant l’autre.
Ce texte suit un fil — une petite fille fictive, Léa, qui nous aidera à traverser l’expérience, ses méthodes, ses résultats et surtout ses résonances aujourd’hui. On verra comment l’observation et la modélisation ouvrent un champ de compréhension sur la formation du comportement, et comment ces découvertes irriguent la pratique clinique, l’éducation et la réflexion éthique.
On gardera un regard clinique mais humain : des données, oui, mais aussi la présence de l’enfant, du modèle, et du monde qui observe. Le but n’est pas de réciter des faits, mais d’aider à sentir ce que ces expériences racontent de nous, de nos enfants et des environnements qui les façonnent.
Au début des années 1960, le climat scientifique et social portait une inquiétude diffuse : la société regardait la montée des images agressives — à la télévision, dans la rue — et se demandait ce que cela faisait aux plus jeunes. C’est dans ce contexte qu’Albert Bandura a conçu son protocole autour de la poupée Bobo, avec un objectif clair : tester si des comportements d’agressivité pouvaient être acquis uniquement par observation, sans renforcement direct.
Avant Bandura, le courant behavioriste — encore influent — expliquait l’apprentissage essentiellement par le renforcement (récompense/punition). Bandura proposait une alternative : l’apprentissage social (plus tard nommé théorique social-cognitif), où l’on apprend en regardant les autres, en imitant, en intégrant des règles et en évaluant des conséquences vicarieuses.
Objectifs précis de l’étude
Bandura voulait répondre à plusieurs questions imbriquées :
- Est-ce qu’un enfant qui voit un adulte frapper une poupée reproduira l’action ?
- La modélisation varie-t-elle selon le genre du modèle et de l’enfant ?
- Observer l’agressivité suffit-il à produire des comportements nouveaux, ou faut-il un renforcement ?
Ces interrogations se placent au cœur de la psychologie du développement : comment se forment les modèles d’action, les normes sociales, les scripts comportementaux ?
Le fil conducteur : l’histoire de Léa
Pour rendre cela vivant, imaginons Léa, 4 ans, qui devient le fil rouge de notre exposition. Un jour de répétition, elle voit une éducatrice frapper violemment une grande poupée colorée. Léa est attentive, puis contrariée. A-t-elle appris ? Va-t-elle reproduire ? Ces questions guident notre lecture des données, mais aussi notre empathie envers l’enfant observé.
En filigrane, Bandura cherchait à déplacer l’explication du simple stimulus-réponse vers une compréhension relationnelle : l’enfant est un observateur actif, qui encode le comportement, la manière de le dire, l’intention perçue et les conséquences sociales éventuelles.
- Observation attentive : l’enfant regarde et encode le geste et la parole.
- Retention : le comportement est mémorisé sous forme d’un modèle.
- Reproduction : l’enfant reproduit si les conditions permettent l’expression.
- Motivation : la perception des conséquences modifie la probabilité d’imitation.
Ce parcours — observer, retenir, reproduire, être motivé — deviendra la colonne vertébrale de la théorie. Si cette logique paraît simple, elle est en réalité très riche, car elle intègre cognition, émotion et contexte social. Et c’est précisément ce qui a renouvelé les pratiques : enseigner par l’exemple devient un outil puissant, mais dangereux si le modèle est agressif.
On peut rapprocher ces idées des débats contemporains sur les médias et l’enfance ; la recherche a depuis affiné le portrait, mais le noyau reste : l’imitation n’est pas mécanique, elle est sociale et contextuelle. C’est une observation dont la portée se mesure au quotidien — à l’école, dans la famille, dans les écrans.
Insight : en observant Léa, on comprend que l’enfant n’est pas un miroir passif, mais un collecteur de modèles où l’apprentissage social tisse des scripts pour l’action.

Méthodologie détaillée : comment Bandura a construit l’expérience de la poupée Bobo
La force expérimentale de Bandura tient en grande partie à la clarté de son protocole. Il s’agissait d’une expérience en laboratoire, avec une conception en groupes indépendants et un souci de contrôle méthodologique peu courant à l’époque. Comprendre la méthode, c’est comprendre ce que l’on peut légitimement conclure — et ce que l’on ne peut pas.
Le dispositif et les étapes
Voici, pas à pas, comment se déroulait la mise en situation :
- Recrutement et pré-test : 72 enfants (36 garçons, 36 filles), âgés de 3 à 6 ans, furent évalués pour leur niveau d’agressivité en milieu scolaire, ce qui permit d’appariement entre groupes.
- Phase de modélisation : chaque enfant, individuellement, voyait soit un adulte se comporter agressivement avec la poupée Bobo, soit un adulte calme (non agressif), soit aucun modèle (groupe contrôle).
- Mise en situation d’arousal : après la modélisation, on provoquait une légère frustration (les jouets « réservés » aux autres) pour susciter l’envie d’agir et rendre l’expression possible.
- Test : l’enfant était placé dans une salle avec des jouets agressifs et non agressifs et observé pendant 20 minutes par des expérimentateurs derrière une vitre unidirectionnelle.
Les comportements étaient codés finement, à intervalles réguliers, pour obtenir des données quantitatives (nombre d’actes d’agression) et qualitatives (formulations, commentaires).
Aspects méthodologiques importants
- Matching : les enfants étaient appariés selon leur agressivité préalable pour réduire le bruit statistique.
- Inter-observateur : plusieurs codages indépendants permirent d’obtenir une corrélation élevée (r ≈ 0.89), signe de fiabilité.
- Conditions expérimentales : 24 enfants par condition (agressif, calme, contrôle), avec variations sur le genre du modèle, permettant d’étudier l’effet du modèle de même sexe.
Un point essentiel est la combinaison d’un contrôle serré et d’une mise en situation « réaliste » : la salle de jeu, les jouets, les phrases types du modèle. Cette standardisation facilite la réplication et l’analyse causale — on peut relier l’observation du modèle aux comportements ultérieurs de l’enfant.
Observations sur la validité écologique
La nature de laboratoire soulève des questions sur la généralisation : frapper une poupée conçue pour être frappée n’est pas exactement frapper un pair. Pourtant, Bandura chercha à limiter les biais en testant des variantes (par exemple, filmées, ou modèles dans d’autres contextes dans études ultérieures) — une prudence méthodologique bienvenue.
- Avantage : contrôle et réplication.
- Limite : artificialité et possibles comportements d’attente (demand characteristics).
- Conséquence : prudence pour transférer les résultats à tous les types d’agression réelle.
Enfin, la méthode inclut la manipulation classique d’un facteur social et l’observation du comportement comme variable dépendante — un exemple didactique de l’expérimentation en sciences humaines, proche de ce que l’on décrit aujourd’hui dans les articles sur les variables indépendantes et dépendantes.
Insight : la méthodologie de Bandura offre un modèle de rigueur pour étudier l’imitation, tout en rappelant que la transférabilité des résultats exige une lecture prudente du contexte.
Résultats et interprétations : ce que la poupée Bobo nous a révélé sur l’imitation et l’agressivité
Les résultats de l’expérience de la poupée Bobo furent nets et porteurs d’une grande portée théorique. Les enfants exposés à un modèle agressif manifestaient davantage d’actes agressifs, tant imitatifs que créatifs, par rapport aux enfants des autres conditions. Mais derrière ce constat global, il y a des nuances importantes à entendre.
Principales observations
- Imitation directe : les enfants qui avaient vu un adulte frapper la poupée reproduisaient des gestes et des phrases identiques (par ex. « Sock him in the nose ! »).
- Augmentation générale de l’agressivité : au-delà de la copie, certains développèrent de nouvelles formes d’agression, non montrées par le modèle.
- Effets de genre : les garçons manifestaient plus d’agressivité physique, surtout en présence d’un modèle masculin ; les filles montraient parfois davantage d’agression verbale selon le modèle.
- Rôle du traitement des conséquences : des études ultérieures sur le principe de la reinforcement vicariante montrèrent que si le modèle était puni, l’imitation diminuait.
Ces résultats montrent que l’observation crée des scripts comportementaux qui peuvent être activés si le contexte (ex. frustration) le permet. L’enfant ne se contente pas de reproduire ; il interprète, adapte et parfois invente.
Exemples concrets et anecdotes cliniques
Reprenons l’histoire de Léa. Après avoir vu l’éducatrice frapper la poupée, elle repart vers les coins de jeu et, quelques minutes plus tard, utilise un petit maillet sur une poupée en murmurant la même phrase entendue. Elle n’attaque personne, mais la scène montre comment un script s’active dans un espace de jeu. Dans une autre classe, un garçon, Tomas, qui avait déjà été exposé à tel comportement à la maison, réinventa une agression en utilisant un geste non montré par l’adulte : il utilisa une voiture jouet pour simuler un « choc ». Bandura avait justement observé ce type de « généralisation ».
On peut lier ces observations aux concepts contemporains : la théorie cognitive sociale de Bandura met en avant l’idée que l’enfant évalue mentalement le comportement observé, la conséquence perçue et l’acceptabilité sociale — cf. article sur la théorie cognitive sociale de Bandura.
Implications mesurées
- Les modèles comptent : les adultes et les médias façonnent des comportements.
- Les conséquences observées modulent l’imitation (vicarious reinforcement).
- L’apprentissage social peut produire des comportements nouveaux, même sans récompense directe.
Il est utile aussi de rappeler que Bandura remettait en cause la vision behavioriste stricte tout en la complétant : il ne niait pas les renforcements, il ajoutait la dimension observationnelle. Pour comprendre cette articulation, on peut lire des synthèses sur le behaviorisme et constater combien Bandura propose un pont vers une psychologie plus sociale et cognitive.
Insight : les résultats de la poupée Bobo montrent que l’imitation est un vecteur puissant de transmission sociale — elle crée des répertoires comportementaux qui s’expriment lorsque le contexte le permet.

Forces, limites et enjeux éthiques de l’expérience : comment lire Bandura aujourd’hui
Lire l’expérience de la poupée Bobo en 2025, c’est faire un va-et-vient entre admiration pour sa puissance explicative et prudence méthodologique. Bandura a produit des résultats robustes, mais l’expérience comporte des limites et soulève des questions éthiques qui méritent une réflexion honnête.
Points forts de l’étude
- Contrôle méthodologique : standardisation des séquences, appariement des enfants, codage fiable.
- Réplicabilité : procédures suffisamment claires pour être réitérées, et Bandura réalisa d’autres variantes confirmant la logique.
- Richesse des données : quantitatif + qualitatif (remarques des enfants, interprétations sociales).
- Impact théorique : fondation d’une théorie qui a transformé l’éducation, la prévention et la psychopathologie.
Ces forces expliquent pourquoi l’expérience reste une référence incontournable en psychologie du développement et en pédagogie.
Limites méthodologiques et interprétatives
Malgré tout, certaines limites pèsent :
- Validité écologique : le laboratoire et la nature du jouet peuvent produire des comportements de jeu davantage que d’agression réelle.
- Échantillon restreint : enfants d’une même nursery, peu diversifiés culturellement, limitant la généralisation.
- Mesure à court terme : absence de suivi longitudinal pour voir si l’imitation persiste.
- Possibilité de biais de l’observateur : sachant qui appartenait à quelle condition, les codings pouvaient être influencés.
- Effet nouveauté : des études ultérieures (Cumberbatch, 1990) suggèrent que la nouveauté de la poupée augmente l’imitation.
Enjeux éthiques
Une lecture actuelle ne peut éluder l’éthique. En 1961, les standards différaient. Aujourd’hui, exposer des enfants à des modèles agressifs soulève des questions : protection contre le traumatisme, consentement éclairé, droit au retrait, débriefing adapté. Bandura arguait de la valeur scientifique et sociale des découvertes, mais la norme actuelle exigerait des mesures de protection plus strictes, notamment :
- Assurer l’assent de l’enfant et l’information des parents.
- Prévoir un débriefing et des interventions réparatrices pour réduire tout apprentissage non souhaité.
- Garantir la possibilité de retrait et un suivi si l’enfant montre des signes de détresse.
Ces exigences s’inscrivent dans une éthique de la recherche moderne, où le bien-être de la personne prime sur la curiosité scientifique. Elles invitent aussi à repenser certaines méthodes : aujourd’hui, on privilégie des simulations moins intrusives, des vidéos, et des procédures de débriefing actives.
Insight : l’héritage de Bandura est immense, mais il est aussi un appel à réconcilier rigueur scientifique et bienveillance éthique dans l’étude des comportements.

La portée de la poupée Bobo dépasse le laboratoire : elle irrigue aujourd’hui la réflexion sur la télévision, les jeux vidéo, les modèles parentaux et l’éducation. Comprendre ces implications aide à construire des environnements protecteurs et porteurs pour les enfants.
Applications pratiques et recommandations
- Valoriser la modélisation positive : enseigner par l’exemple pour encourager la coopération et l’empathie.
- Être vigilant quant aux contenus médiatiques : ce que l’enfant observe importe, tout comme la manière dont les conséquences sont présentées.
- Utiliser le principe de vicarious reinforcement : montrer les conséquences négatives de comportements inadéquats réduit l’imitation.
Dans un cadre éducatif, cela signifie que l’enseignant est à la fois un pédagogue et un modèle : ses gestes, ses mots, ses réactions comptent autant que ses consignes.
Liens vers d’autres théories et perspectives
Bandura ne vivait pas en vase clos. Sa théorie dialogue avec d’autres approches du développement. Par exemple, la théorie des systèmes écologiques de Bronfenbrenner nous rappelle que l’enfant est influencé à plusieurs niveaux : famille, école, médias, lois. Les modèles s’insèrent dans ces systèmes. De même, la théorie de l’efficacité personnelle prolonge l’idée que l’observation façonne non seulement l’action, mais aussi la croyance en sa capacité d’agir.
Pour les praticiens, ces articulations sont utiles : un enfant qui imite l’agression peut aussi être soutenu pour développer des compétences alternatives, à travers des techniques inspirées de la thérapie cognitivo-comportementale ou des dispositifs de mentorat où la modélisation prosociale est centrale.
Questions d’actualité (2025) et enjeux numériques
En 2025, les environnements d’observation se multiplient : écrans, réseaux, contenus générés par d’autres enfants. Cela rend les conclusions de Bandura plus pertinentes et plus délicates : l’apprentissage social se produit désormais à échelle globale. Les décideurs, les éducateurs et les parents sont interpellés sur la régulation des contenus et la promotion de modèles responsables.
- Limiter l’exposition précoce à des scènes violentes non contextualisées.
- Favoriser des programmes où les comportements positifs sont récompensés de façon visible.
- Former les adultes à une modélisation consciente et à la co-construction de règles sociales.
Enfin, la recherche continue d’éclairer ce champ : l’approche de Bandura reste un point d’appui solide pour penser la prévention de l’agressivité et l’optimisation des apprentissages prosociaux.
Insight : aujourd’hui, la leçon est claire — entraîner des comportements s’apprend autant par ce qu’on montre que par ce qu’on dit ; prendre soin de nos modèles est une responsabilité éducative et sociale.

Qu’a montré précisément l’expérience de la poupée Bobo ?
L’expérience a montré que des enfants exposés à un adulte agressif étaient plus susceptibles d’afficher des actes d’agression, par imitation directe et par généralisation. Elle a prouvé que l’apprentissage peut se faire par observation sans renforcement direct.
Est-ce que l’étude de Bandura prouve que tous les enfants deviendront violents s’ils voient de la violence ?
Non. L’étude montre un risque d’imitation dans certaines conditions (présence d’un modèle, frustration, contexte permissif). Le contexte familial, les normes sociales, et l’interprétation de l’enfant modulent fortement l’effet.
Que retenir pour les parents et les éducateurs ?
Privilégier la modélisation positive, être attentif aux contenus exposés, expliquer les conséquences des actes et intervenir pour enseigner des alternatives prosociales. La prévention passe par des modèles cohérents et des explications adaptées.
Comment l’expérience a-t-elle influencé la psychologie moderne ?
Elle a posé les bases de la théorie de l’apprentissage social et a orienté des pratiques éducatives et thérapeutiques basées sur la modélisation. Elle a aussi soulevé des débats éthiques et méthodologiques qui ont enrichi la réflexion scientifique.
