Il y a des moments où l’on sent que la parole et l’autorité se croisent d’une façon presque tangible : une demande, un regard en blouse, une main qui tend un instrument — et la personne en face hésite, puis incline la tête. La série d’expériences menée par Stanley Milgram dans les années 1960 reste un miroir dérangeant : elle nous oblige à regarder combien il est facile, parfois, d’obéir sans mesurer les conséquences. Cet article propose d’explorer en profondeur ces « expériences de choc » — non pas pour condamner ou excuser, mais pour comprendre les mécanismes psychologiques, les conditions expérimentales, les variations qui modulent l’obéissance, et les questions éthiques qu’elles soulèvent encore aujourd’hui.
Nous suivrons le fil d’un personnage fictif, Marc, infirmier, pour rendre concret ce que signifient les notions de responsabilité, de pression situationnelle et d’agentivité. En chemin, nous croiserons les notions de Milgram Obéissance, Choc Psychologie, et Limites de l’Autorité, et verrons comment les études contemporaines ont nuancé, complété ou contesté l’interprétation initiale.
Milgram Obéissance : le contexte historique, le protocole et l’expérience du dispositif
Il suffit d’une phrase pour poser le centre du sujet : Milgram voulait savoir jusqu’où une personne irait pour obéir à une figure d’autorité, même quand cela heurte sa conscience. L’expérience naît d’un contexte historique lourd — l’après-guerre, la tentative d’expliquer comment des individus ordinaires ont participé à des atrocités. Milgram a donc construit un laboratoire où l’autorité et la mise en scène dirigeaient la conduite des participants.
Le protocole est simple en apparence, mais finement conçu pour mesurer la tension entre obligation perçue et conscience morale. On présente au participant un rôle de « teacher » par un tirage au sort truqué, on met en scène un « learner » (un complice) attaché à une chaise électrique, et on lui demande d’administrer des chocs croissants en cas d’erreur à une tâche de mémoire.
- Échantillon : 40 hommes, 20–50 ans, recrutés par annonce — diversité socio-professionnelle réelle mais auto-sélectionnée.
- Matériel : un générateur factice avec graduations de 15 à 450 volts, étiquetages allant de « Slight Shock » à « XXX ».
- Mise en scène : expérience présentée sous couvert d’étude sur l’apprentissage, complice simulant douleur et protestations.
On remarquera l’importance des détails : un coup de 45 V donné au participant pour le convaincre de la réalité du dispositif, une salle d’université (Yale) qui confère prestige, et un expérimentateur en blouse grise qui joue le rôle d’autorité scientifique. Ces éléments ne sont pas accessoires : ils constituent le tissu situationnel qui rend la soumission plus probable.
Pour illustrer, pensons à Marc, notre infirmier fictif. S’il entrait dans ce laboratoire en croyant au sérieux de l’étude, il agirait différemment que s’il voyait un décor frivole. Le geste d’obéir n’est pas que mécanique : il se nourrit du sens qu’on accorde à la situation, de la légitimité perçue de celui qui ordonne et de la croyance que la responsabilité est partagée.
Points clés à retenir :
- Le but : mesurer jusqu’où l’on va sous ordre pour nuire.
- La méthode : tromperie contrôlée, complice, appareils factices.
- Le contexte : prestige institutionnel et symboles d’autorité renforcent l’obéissance.
Ce cadre expérimental ouvre la porte à la réflexion sur Test d’Autorité et Étude de la Conformité, et prépare la question suivante : que révèle la conduite effective des participants sur nos capacités à obéir ou résister ?
Résultats, signes de tension et premières interprétations : que nous a révélé l’Expérience de Soumission
La découverte la plus frappante fut que 65 % des participants allaient jusqu’au maximum de 450 volts. À l’époque, même les psychiatres consultés avaient sous-estimé cet effet. Mais derrière ce chiffre apparaissent des détails sensibles : tous les participants ont montré des signes d’angoisse, et beaucoup ont tenté de résister.
Milgram observa des manifestations physiques et verbales qui disent la profondeur du conflit moral : tremblements, sueurs, rires nerveux, supplique, parfois convulsions. Ces marqueurs humains rappellent que l’obéissance n’est pas une absence d’émotion, mais souvent une lutte intérieure. Lors des entretiens de suivi, plusieurs participants ont dit s’être sentis « torturés » par leur propre action, même s’ils obéissaient.
- Observations comportementales : 100 % atteignirent au moins 300 V ; beaucoup protestèrent vivement.
- Résultats subjectifs : notes élevées de douleur rapportée à posteriori — modalité « extrêmement douloureux ».
- Signes cliniques : crises de panique, rires incontrôlables, saignements d’ongles — indices d’un stress aigu.
Il est utile de rappeler ici la distinction entre l’état « autonome » et l’état « agentique » proposée par Milgram : quand on est autonome, on se sent responsable ; en état agentique, on agit comme instrument, imputant la responsabilité à l’autorité. Cette idée explique en partie pourquoi un professionnel comme Marc pourrait, sous certaines conditions, accepter d’exécuter un acte contraire à ses valeurs s’il perçoit que l’autre assumera la faute.
Mais l’interprétation initiale — que nous obéissons aveuglément — a été nuancée par des recherches ultérieures. Des analyses archivistiques et des variations expérimentales montrent que :
- une part des participants résistait clairement ;
- le sens perçu de la tâche (servir la science) fournissait une raison morale pour continuer pour d’autres ;
- la standardisation des consignes et l’improvisation de l’expérimentateur posent des questions sur la validité stricte des données.
Ces nuances n’ôtent rien à la gravité du constat : sous pression, des personnes ordinaires peuvent infliger, ou croire infliger, un tort grave à autrui. Elles soulignent aussi l’importance de prendre en compte les expériences subjectives, et pas seulement les chiffres. Cette dualité entre chiffres et vécu oriente notre regard vers les facteurs qui augmentent ou diminuent l’obéissance — thème que nous allons explorer ensuite.
Variations expérimentales : comment les Frontières de l’Obéissance sont modulées
Milgram ne s’est pas contenté d’un seul montage. Il a multiplié les variations pour voir ce qui change l’effet. Ces modifications disent beaucoup sur les mécanismes sociaux à l’œuvre. Certaines variations réduisaient l’obéissance de façon spectaculaire, d’autres l’augmentaient. Ce sont des leçons précieuses pour qui s’intéresse aux Limites de l’Autorité.
Voici quelques conditions et ce qu’elles nous enseignent :
- Uniforme vs tenue civile : quand l’expérimentateur était remplacé par un homme en vêtements ordinaires, l’obéissance chutait (environ 20 %). L’uniforme symbolise la légitimité.
- Lieu prestigieux vs lieu ordinaire : en dehors de Yale, dans un bureau anonyme, le taux tombait à 47,5 % — le prestige institutionnel compte.
- Proximité tactile : forcer la main du « learner » sur une plaque faisait tomber l’obéissance autour de 30 % — la proximité rend la douleur plus réelle.
- Présence de complices désobéissants : si des pairs refusaient, l’obéissance descendait à ~10 % — le soutien social change tout.
- Ordres contradictoires : si deux autorités donnaient des consignes opposées, l’obéissance pouvait tomber à 0 % — la cohérence de l’autorité est cruciale.
Ces variations illustrent des principes concrets : la divided responsibility (responsabilité partagée) diminue la culpabilité perçue ; la gradualité (augmentations progressives) empêche un refus immédiat ; la proximité force la confrontation morale.
Pour Marc, cela signifie que dans une équipe hospitalière où la responsabilité est fragmentée, il peut être plus difficile de résister. Mais si un collègue refuse haut et fort, Marc trouvera plus d’espace pour suivre sa conscience. Ces dynamiques expliquent aussi pourquoi, dans des organisations, les comportements peu éthiques peuvent se propager si personne ne prend position.
Listons quelques implications pratiques :
- Améliorer la transparence des responsabilités pour prévenir la diffusion de la faute.
- Former à la reconnaissance des signes de pression situationnelle.
- Encourager la désobéissance éthique soutenue par des pairs et des procédures.
Ces résultats ouvrent la réflexion vers les interprétations théoriques plus récentes — notamment l’idée d’« engaged followership » — qui replacent le phénomène dans une logique d’identification, non seulement de contrainte. Nous aborderons ce déplacement conceptuel dans la section suivante.
Parler de Milgram, c’est aussi soutenir une conversation morale sur ce qu’on peut demander à des sujets humains dans un laboratoire. Les critiques éthiques sont anciennes et toujours pertinentes : tromperie, stress intense, procédure de retrait ambiguë. Ces éléments ont poussé la psychologie expérimentale à établir des normes plus protectrices.
Les critiques méthodologiques portent sur la validité externe et la fidélité du protocole. Des recherches d’archives (Perry, Gibson) montrent que l’expérimentateur ne suivait pas toujours le script publié, et que certains résultats moins conformes furent omis. Ces éléments poussent à la prudence : la science n’est pas immaculée, elle demande transparence.
- Consentement éclairé : aujourd’hui requis, il limite la possibilité d’utiliser des tromperies aussi radicales.
- Protection des participants : critères d’exclusion et de suivi post-expérimental sont maintenant la norme.
- Rapports complets : la science moderne valorise l’accès aux archives et aux données brutes pour éviter le biais de publication.
Sur le plan clinique et social, l’héritage est ambivalent. D’un côté, les expériences ont alerté sur la puissance des situations et ont inspiré des formations en éthique, en détection de pression et en résistance. De l’autre, elles ont laissé des débats non résolus sur la possibilité d’expliquer des crimes de masse par la seule obéissance.
Voici quelques pistes pratiques issues des critiques :
- Renforcer les procédures institutionnelles qui empêchent la diffusion de responsabilité.
- Former les soignants et managers à reconnaître les mécanismes d’« escalade ».
- Promouvoir des cultures professionnelles où la parole dissidente est protégée.
Pour l’enseignant ou le superviseur, la leçon est claire : protéger la parole dissidente», créer des canaux sûrs de retrait et d’alerte. Marc, dans son service, peut bénéficier d’une formation qui lui montre comment dire non et comment soutenir un pair qui prend cette posture. Ces mesures pratiques traduisent la prise au sérieux des limites de l’autorité : elles rendent la société moins vulnérable aux dérives.
Du concept d’agentivité à l’Engaged Followership : implications pour la clinique et l’éducation morale
La réinterprétation moderne la plus féconde est sans doute l’idée d’« engaged followership » : loin d’être de simples automates, les participants identifiaient parfois un intérêt à l’entreprise menée (la science, l’amélioration collective) et collaboraient parce qu’ils y voyaient un sens. Cette lecture complexifie l’opposition tranchée entre « obéir » et « résister ».
Alexander Haslam et Stephen Reicher montrent qu’on obéit souvent à des causes auxquelles on adhère, non seulement à des ordres. Cela a des conséquences directes :
- La légitimité perçue d’un leader est centrale.
- La valorisation d’un but (scientifique, moral, patriotique) peut rendre des actes contestables acceptables à l’acteur.
- Changer le sens partagé dans un groupe peut réduire l’obéissance dommageable sans recourir à la coercition.
Sur le plan clinique, cela nous invite à travailler non seulement sur la résistance individuelle, mais aussi sur la construction collective du sens. Les thérapeutes, éducateurs et managers peuvent aider les groupes à examiner les finalités de leurs actions et à mettre en place des garde-fous. Des ressources pratiques et des formations existent pour mieux repérer le chantage émotionnel, la manipulation et les dynamiques de groupe — utiles pour prévenir la répétition de schémas dangereux (voir par exemple des réflexions sur le chantage émotionnel ou comment arrêter un manipulateur).
Quelques applications concrètes :
- Mettre en place des codes d’éthique clairs et accessibles.
- Former au leadership responsable, qui associe sens et responsabilité.
- Favoriser l’intervention de pairs pour briser la logique de diffusion de la responsabilité.
Enfin, les implications pour l’éducation morale sont vastes : comprendre comment les Frontières de l’Obéissance se dessinent, c’est aussi enseigner aux jeunes à questionner l’autorité, à reconnaître les situations d’« escalade » et à développer des ressources émotionnelles pour résister. Ces compétences sont proches de celles que l’on travaille autour du développement moral (Kohlberg) et de la prévention des manipulations relationnelles (voir ressources sur les étapes du développement moral et phares langagiers des manipulateurs).
En dernier lieu : l’obéissance n’est pas une fatalité mécanique ; elle est un phénomène humain, sensé, susceptible d’être compris et limité par des choix institutionnels et éducatifs. C’est la clé pour passer d’une curiosité expérimentale à une prévention concrète.
En quoi l’expérience de Milgram reste-t-elle pertinente aujourd’hui ?
Elle demeure un outil pour comprendre comment des situations concrètes (prestige, uniformes, distance) favorisent l’obéissance, et pour concevoir des stratégies de prévention en milieu professionnel et éducatif.
Les participants ont-ils réellement cru faire mal à quelqu’un ?
Beaucoup y ont cru : les témoignages et les notes de douleur post-expérience montrent que la majorité percevait les actions comme potentiellement mutilantes, bien que les « learners » n’aient pas été réellement choqués.
Que peut faire une institution pour réduire les risques d’obéissance nuisible ?
Clarifier la responsabilité, encourager la parole dissidente, former au leadership éthique et créer des mécanismes d’alerte indépendants sont des mesures efficaces.
Y a-t-il des alternatives éthiques pour étudier l’obéissance aujourd’hui ?
Oui : réplications partielles éthiques (ex. Burger 2009), simulations avec consentement éclairé, et méthodes qualitatives qui explorent l’expérience subjective sans mise en danger des participants.