L’expérience de Milgram sur l’obéissance à l’autorité demeure l’une des études les plus célèbres et controversées de l’histoire de la psychologie sociale. Plus de 50 ans après sa réalisation initiale, des chercheurs ont entrepris de la reproduire pour examiner si ses résultats troublants restent d’actualité. Cet article propose une analyse approfondie des tentatives récentes de réplication de l’expérience de Milgram, en s’intéressant particulièrement aux travaux de Jerry Burger en 2009. Nous explorerons les implications éthiques, méthodologiques et sociétales de ces nouvelles recherches sur l’obéissance.
Contexte historique : l’expérience originale de Milgram
Avant d’examiner les réplications modernes, il est essentiel de comprendre le contexte et le déroulement de l’expérience originale menée par Stanley Milgram dans les années 1960.
Origines et motivations de l’étude
Stanley Milgram, alors jeune professeur à l’université Yale, conçoit son expérience dans un contexte historique particulier. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et des atrocités nazies est encore vif. Le procès d’Adolf Eichmann en 1961 soulève des questions sur la capacité des individus ordinaires à commettre des actes inhumains sous les ordres d’une autorité. Milgram cherche à comprendre les mécanismes psychologiques de l’obéissance et à déterminer si la culture allemande est particulièrement propice à la soumission à l’autorité.
Protocole expérimental
L’expérience de Milgram se déroule comme suit :
- Des volontaires sont recrutés pour participer à une étude présentée comme portant sur la mémoire et l’apprentissage.
- Le participant joue le rôle de « professeur » et doit administrer des chocs électriques à un « élève » (en réalité un acteur) à chaque erreur.
- L’intensité des chocs augmente progressivement jusqu’à atteindre des niveaux présentés comme dangereux.
- Un expérimentateur en blouse blanche encourage le participant à continuer malgré les protestations de l’élève.
Résultats surprenants
Les résultats de Milgram sont stupéfiants et inquiétants : une majorité de participants (65%) obéit jusqu’au bout, administrant apparemment des chocs mortels sur ordre de l’expérimentateur. Ces découvertes suscitent un vif débat sur la nature humaine et les dangers de l’obéissance aveugle.
La réplication de Jerry Burger en 2009
Près d’un demi-siècle après Milgram, le psychologue Jerry Burger entreprend de reproduire cette célèbre expérience, avec quelques modifications pour répondre aux exigences éthiques actuelles.
Objectifs et hypothèses
Burger vise à déterminer si les taux d’obéissance ont évolué depuis les années 1960. Il émet l’hypothèse que les changements sociétaux et une plus grande sensibilisation aux dangers de l’obéissance aveugle pourraient avoir réduit la soumission à l’autorité. L’étude cherche également à examiner l’influence de facteurs comme le genre et certains traits de personnalité sur l’obéissance.
Modifications du protocole
Pour des raisons éthiques, Burger apporte plusieurs changements au protocole original :
- L’expérience s’arrête au niveau de 150 volts (au lieu de 450), lorsque l’élève exprime pour la première fois une volonté claire d’arrêter.
- Les participants sont informés à plusieurs reprises qu’ils peuvent se retirer à tout moment.
- Un psychologue clinicien évalue les candidats pour écarter ceux susceptibles d’avoir une réaction négative.
Résultats principaux
Les conclusions de Burger sont frappantes :
- 70% des participants continuent au-delà du seuil de 150 volts, un taux légèrement inférieur mais statistiquement comparable aux 82,5% de Milgram.
- Aucune différence significative n’est observée entre hommes et femmes.
- La présence d’un modèle de désobéissance n’influence pas significativement les taux d’obéissance.
Ces résultats suggèrent que les mécanismes d’obéissance à l’autorité mis en évidence par Milgram restent largement opérants dans la société contemporaine.
Analyse comparative des résultats
Une comparaison détaillée entre l’expérience originale de Milgram et la réplication de Burger révèle à la fois des similitudes frappantes et des nuances intéressantes.
Aspect | Milgram (1963) | Burger (2009) |
---|---|---|
Taux d’obéissance (au-delà de 150V) | 82,5% | 70% |
Différence homme/femme | Non étudiée | Non significative |
Influence d’un modèle de désobéissance | Réduction significative | Pas d’effet significatif |
Niveau maximal de chocs | 450 volts | 150 volts |
Persistance de l’obéissance
La similitude des taux d’obéissance entre les deux études, malgré un écart de près de 50 ans, est particulièrement frappante. Elle suggère que les mécanismes psychologiques fondamentaux de soumission à l’autorité n’ont pas significativement évolué, et ce malgré les changements sociétaux et une sensibilisation accrue aux dangers de l’obéissance aveugle.
Rôle du genre
L’absence de différence significative entre hommes et femmes dans l’étude de Burger contredit certaines hypothèses sur une supposée plus grande docilité féminine. Elle indique que les facteurs situationnels liés à la présence d’une autorité prévalent sur les différences de genre dans ce type de situation.
Impact d’un modèle de désobéissance
Contrairement aux résultats de Milgram, Burger n’observe pas d’effet significatif de la présence d’un modèle de désobéissance. Cette divergence pourrait s’expliquer par des différences méthodologiques ou refléter une évolution dans la manière dont les individus réagissent à l’influence sociale.
Implications éthiques et méthodologiques
La réplication de l’expérience de Milgram soulève d’importantes questions éthiques et méthodologiques qui méritent une analyse approfondie.
Dilemmes éthiques
La recherche sur l’obéissance place les chercheurs face à un dilemme : comment étudier des phénomènes potentiellement nocifs sans causer de préjudice aux participants ? Les modifications apportées par Burger visent à atténuer les risques, mais certains critiques estiment qu’elles affaiblissent la validité de l’étude.
Les principaux enjeux éthiques incluent :
- Le stress psychologique potentiellement induit chez les participants
- L’utilisation de la tromperie dans le protocole expérimental
- Le risque de révéler aux participants des aspects troublants de leur personnalité
Validité scientifique
Les modifications apportées au protocole original soulèvent des questions sur la comparabilité des résultats :
- L’arrêt prématuré à 150 volts permet-il réellement de prédire le comportement jusqu’à 450 volts ?
- Les avertissements répétés sur la possibilité de se retirer influencent-ils le comportement des participants ?
- La sélection des participants par un psychologue clinicien introduit-elle un biais ?
Évolution des normes de recherche
L’expérience de Burger illustre l’évolution des standards éthiques en psychologie depuis les années 1960. Les protocoles actuels exigent :
- Un consentement éclairé des participants
- Une évaluation rigoureuse des risques et bénéfices
- Des procédures de débriefing approfondies
Ces évolutions, si elles protègent mieux les participants, peuvent aussi limiter certains types de recherches jugées trop risquées.
Facteurs influençant l’obéissance
Les études de Milgram et Burger, ainsi que d’autres recherches sur l’obéissance, ont permis d’identifier plusieurs facteurs clés qui influencent la propension des individus à obéir à une autorité.
Proximité de l’autorité
La présence physique de la figure d’autorité joue un rôle crucial. Milgram a montré que l’obéissance diminue significativement lorsque l’expérimentateur donne ses ordres par téléphone plutôt qu’en personne.
Légitimité perçue de l’autorité
Le statut et la crédibilité de la figure d’autorité influencent fortement l’obéissance. Dans l’expérience originale, la blouse blanche de l’expérimentateur et le cadre universitaire conféraient une forte légitimité.
Gradualité des demandes
L’augmentation progressive de l’intensité des chocs joue un rôle clé. Les participants se trouvent engagés dans un processus où chaque étape ne semble qu’un petit pas de plus par rapport à la précédente.
Diffusion de la responsabilité
Lorsque les participants pensent que la responsabilité ultime incombe à l’autorité, ils sont plus enclins à obéir. Ce mécanisme de déplacement de la responsabilité permet de réduire le conflit moral.
Pression du groupe
Bien que moins présent dans les expériences de Milgram et Burger, l’influence du groupe peut amplifier ou réduire l’obéissance selon les circonstances.
Traits de personnalité
Burger a exploré l’influence de certains traits comme l’empathie et le désir de contrôle, mais n’a pas trouvé de corrélations significatives avec l’obéissance. Cela suggère que les facteurs situationnels prédominent sur les dispositions individuelles.
Facteur | Impact sur l’obéissance | Exemple |
---|---|---|
Proximité de l’autorité | Fort | Présence physique vs ordres par téléphone |
Légitimité perçue | Fort | Blouse blanche, cadre universitaire |
Gradualité des demandes | Fort | Augmentation progressive des chocs |
Diffusion de responsabilité | Modéré | Attribution de la responsabilité à l’expérimentateur |
Pression du groupe | Variable | Dépend de l’attitude du groupe |
Traits de personnalité | Faible | Pas de corrélation claire avec l’empathie ou le désir de contrôle |