Les théories du complot fascinent et divisent. D’un côté, leurs adeptes y voient des explications logiques à des événements troublants. De l’autre, leurs détracteurs les considèrent comme des élucubrations irrationnelles. Mais au-delà des clivages, que nous apprend la recherche scientifique sur les mécanismes cognitifs et psychologiques derrière la pensée conspirationniste ? Cet article propose une synthèse des études récentes sur le sujet, pour mieux comprendre ce phénomène complexe.

Les fondements psychologiques de la pensée conspirationniste

Avant d’examiner les études spécifiques sur la perception des coïncidences et des complots, il est important de comprendre les bases psychologiques qui sous-tendent la pensée conspirationniste.

Un besoin fondamental de donner du sens

Les chercheurs s’accordent à dire que les théories du complot répondent à un besoin humain fondamental de donner du sens aux événements, en particulier dans des situations d’incertitude ou de crise. Face à des événements traumatisants ou incompréhensibles, l’esprit humain cherche naturellement des explications.

Comme l’explique la chercheuse Karen Douglas : « Les théories du complot permettent aux gens de conserver un sentiment de compréhension et de contrôle dans un monde qui peut parfois sembler aléatoire et chaotique. »

La détection de schémas (apophénie)

Notre cerveau est programmé pour détecter des schémas et des connexions, même là où il n’y en a pas nécessairement. Cette tendance, appelée apophénie, peut conduire à percevoir des liens de causalité là où il n’y a que des coïncidences. Dans le cas des théories du complot, cela se traduit par une propension à relier des événements disparates au sein d’un grand récit explicatif.

Le biais de confirmation

Une fois qu’une théorie du complot est adoptée, le biais de confirmation entre en jeu. Ce biais cognitif pousse à rechercher et retenir sélectivement les informations qui confirment nos croyances préexistantes, tout en ignorant ou dévalorisant celles qui les contredisent. Cela explique en partie pourquoi il est si difficile de convaincre un adepte des théories du complot avec des arguments rationnels.

Le besoin de se sentir spécial

Certaines études suggèrent que l’adhésion aux théories du complot peut être liée à un besoin de se sentir spécial et détenteur d’un savoir exclusif. Croire détenir des informations cachées au grand public peut procurer un sentiment valorisant d’appartenance à une élite éclairée.

Perception des coïncidences : études récentes

Plusieurs études récentes se sont penchées spécifiquement sur la façon dont les personnes enclines aux théories du complot perçoivent et interprètent les coïncidences.

L’étude de van der Wal et al. (2018) sur les corrélations illusoires

Une étude menée par Reine van der Wal et ses collègues en 2018 a examiné le lien entre la croyance aux théories du complot et l’interprétation de corrélations illusoires. Les chercheurs ont présenté aux participants des paires d’événements corrélés de manière fortuite, comme par exemple :

  • L’augmentation de la consommation de chocolat et le nombre de prix Nobel dans un pays
  • L’augmentation des températures mondiales et le budget de la Fondation Nationale pour la Science

Les résultats ont montré que les personnes ayant une forte propension à croire aux théories du complot étaient plus susceptibles d’interpréter ces corrélations comme des relations causales directes, plutôt que comme de simples coïncidences ou l’effet d’une troisième variable.

Cette tendance persistait même après avoir pris en compte d’autres facteurs comme la pensée magique ou la perception de schémas visuels.

L’étude de Dieguez et al. (2015) sur la perception du hasard

Une autre étude intéressante a été menée par Sebastian Dieguez et ses collègues en 2015. Ils ont cherché à savoir si les personnes croyant aux théories du complot avaient une perception différente du hasard.

Les participants devaient évaluer le caractère aléatoire de séquences de X et de O (par exemple « XOXXOOXOXOO »). Contrairement aux attentes initiales, l’étude n’a pas trouvé de lien significatif entre la croyance aux théories du complot et la tendance à percevoir des schémas non-aléatoires dans ces séquences.

Ce résultat surprenant suggère que la pensée conspirationniste pourrait être plus liée à l’interprétation causale d’événements réels qu’à une différence fondamentale dans la perception du hasard.

L’étude de van Prooijen et al. (2018) sur la perception de schémas

Jan-Willem van Prooijen et ses collègues ont examiné en 2018 le lien entre la croyance aux théories du complot et la perception de schémas, à la fois dans des stimuli visuels et des séquences d’événements.

Leurs résultats ont montré que :

  • La croyance aux théories du complot était associée à une plus grande tendance à percevoir des schémas dans des images visuelles brouillées
  • Elle était également liée à une propension à percevoir des connexions causales entre des événements aléatoires (comme des lancers de pièce)

Cette étude suggère donc un lien entre pensée conspirationniste et tendance générale à « connecter les points », même lorsqu’il n’y a pas de connexion réelle.

Le rôle des biais cognitifs dans la pensée conspirationniste

Au-delà de la perception des coïncidences, plusieurs biais cognitifs jouent un rôle important dans le développement et le maintien des croyances conspirationnistes.

Le biais d’intentionnalité

Le biais d’intentionnalité est la tendance à percevoir des intentions et des actions délibérées derrière des événements, même lorsqu’ils sont le résultat du hasard ou de causes impersonnelles. Ce biais est particulièrement prononcé chez les personnes enclines aux théories du complot.

Une étude de Douglas et al. (2016) a montré que les croyants aux théories du complot étaient plus susceptibles d’attribuer des intentions malveillantes à des actions neutres ou ambiguës.

Le biais de proportionnalité

Le biais de proportionnalité est la tendance à croire que les grands événements doivent avoir de grandes causes. Ce biais explique pourquoi de nombreuses théories du complot émergent après des événements traumatisants à grande échelle comme des assassinats ou des attentats.

Par exemple, l’idée qu’un seul tireur isolé ait pu assassiner le président Kennedy semble « trop simple » pour beaucoup, d’où l’émergence de théories impliquant de vastes conspirations.

Le biais de négativité

Le biais de négativité est notre tendance à accorder plus d’attention et de poids aux informations négatives qu’aux informations positives. Dans le contexte des théories du complot, cela se traduit par une propension à voir le monde comme un endroit dangereux et menaçant, contrôlé par des forces malveillantes.

Ce biais peut expliquer pourquoi de nombreuses théories du complot impliquent des complots néfastes plutôt que bienveillants.

Le biais de l’erreur fondamentale d’attribution

Ce biais consiste à surestimer l’importance des facteurs internes (personnalité, intentions) et à sous-estimer l’importance des facteurs externes (hasard, circonstances) pour expliquer le comportement des autres.

Dans le contexte des théories du complot, cela se traduit par une tendance à attribuer des événements complexes à l’action intentionnelle de groupes ou d’individus plutôt qu’à des facteurs systémiques ou aléatoires.

Les facteurs sociaux et contextuels favorisant la pensée conspirationniste

Si les mécanismes cognitifs jouent un rôle important, la pensée conspirationniste ne se développe pas dans le vide. Plusieurs facteurs sociaux et contextuels peuvent la favoriser.

Le sentiment d’impuissance et de perte de contrôle

De nombreuses études ont montré un lien entre le sentiment d’impuissance ou de perte de contrôle et l’adhésion aux théories du complot. Par exemple, une étude de Whitson et Galinsky (2008) a révélé que les participants à qui on avait fait ressentir un manque de contrôle étaient plus enclins à percevoir des schémas illusoires et à croire aux théories du complot.

Ce lien s’explique par le fait que les théories du complot peuvent offrir un sentiment illusoire de compréhension et de contrôle dans des situations d’incertitude.

L’anomie et l’aliénation sociale

L’anomie, un concept sociologique désignant un état de désorganisation sociale et de perte de repères, a été associée à une plus grande propension aux croyances conspirationnistes. De même, les personnes se sentant aliénées ou marginalisées socialement semblent plus susceptibles d’adhérer à ces théories.

Une étude d’Abalakina-Paap et al. (1999) a montré que les sentiments d’impuissance, d’aliénation et de méfiance étaient positivement corrélés à la croyance aux théories du complot.

Les périodes de crise et d’incertitude

Les théories du complot ont tendance à proliférer en période de crise sociale, économique ou politique. Ces périodes d’incertitude et d’anxiété collective créent un terreau fertile pour l’émergence d’explications alternatives aux récits officiels.

La pandémie de COVID-19 a fourni une illustration frappante de ce phénomène, avec l’explosion de théories du complot liées au virus et aux mesures sanitaires.

Le rôle des réseaux sociaux et des chambres d’écho

Les réseaux sociaux et les algorithmes de recommandation peuvent créer des « chambres d’écho » où les croyances conspirationnistes sont renforcées et amplifiées. Ces espaces en ligne permettent aux adeptes de théories du complot de se connecter facilement et de partager des informations qui confirment leurs croyances, tout en les isolant des points de vue contradictoires.

Une étude de Del Vicario et al. (2016) a montré comment ces dynamiques de groupe en ligne peuvent polariser les opinions et renforcer les croyances conspirationnistes.

Les conséquences sociétales de la pensée conspirationniste

Si la pensée conspirationniste peut sembler inoffensive à première vue, elle peut avoir des conséquences sociétales importantes lorsqu’elle se répand à grande échelle.

Impacts sur la santé publique

Les théories du complot dans le domaine médical peuvent avoir des conséquences graves sur la santé publique. Par exemple :

  • Les théories anti-vaccination ont conduit à une baisse de la couverture vaccinale dans certaines régions, entraînant la résurgence de maladies comme la rougeole
  • Les théories du complot sur le VIH/SIDA ont entravé les efforts de prévention et de traitement, particulièrement en Afrique du Sud
  • Pendant la pandémie de COVID-19, les théories du complot ont contribué à la désinformation et au non-respect des mesures sanitaires

Effets sur la participation démocratique

La croyance aux théories du complot peut affecter la participation démocratique de plusieurs manières :

  • Elle peut réduire la confiance dans les institutions démocratiques et le processus électoral
  • Elle peut favoriser le cynisme politique et le désengagement citoyen
  • Dans certains cas, elle peut même conduire à la radicalisation et à des actions violentes

Polarisation sociale et politique

Les théories du complot ont tendance à diviser la société en groupes antagonistes : ceux qui « savent » et ceux qui sont « endormis » ou complices. Cette dynamique peut exacerber les tensions sociales et politiques existantes.

Impacts économiques

Certaines théories du complot peuvent avoir des répercussions économiques. Par exemple, les théories sur les effets néfastes de la 5G ont conduit à des actes de vandalisme contre des antennes-relais dans plusieurs pays, causant des dommages matériels importants.