Tout le monde ressent de l’anxiété à un moment ou à un autre. Cette émotion fait partie intégrante de la vie et peut même se révéler utile dans certaines situations. Cependant, pour beaucoup, l’anxiété devient envahissante et handicapante. Notamment lorsqu’elle se focalise en permanence sur l’avenir, prenant la forme de ce que l’on appelle « l’anxiété d’anticipation ». Qu’est-ce que c’est exactement ? Quelles en sont les manifestations ? D’où vient ce réflexe de projection mentale parfois épuisant ? Comment parvenir à s’en libérer ? Éléments de réponse.

L’anxiété d’anticipation : de quoi s’agit-il exactement ?

Commençons par définir précisément le concept d’« anxiété d’anticipation ». De quoi parle-t-on ? Selon la psychologue Mary Gohin, il s’agit de « l’inquiétude pour l’avenir et la peur que de mauvaises choses se produisent ou que vous deveniez incapable d’accomplir avec succès ce que vous avez décidé de faire. C’est l’anxiété que nous ressentons lorsque nous anticipons une décision, une action ou une situation difficile ».

Concrètement, l’anxiété d’anticipation désigne donc le fait de se projeter mentalement dans le futur, en imaginant systématiquement que les choses vont mal se passer. Cela concerne aussi bien les grands événements de la vie, comme la réussite de sa carrière professionnelle, que les aspects futiles du quotidien, comme aller faire ses courses. La personne touchée envisage constamment le pire scénario possible, ce qui génère en elle de vives inquiétudes.

Un pléonasme ?

Certains pourraient arguer qu’il s’agit là d’un pléonasme. Après tout, l’anxiété ne consiste-t-elle pas, par définition, à se projeter négativement vers l’avenir ? Pas tout à fait, rectifie Mary Gohin :

« Non, parce qu’il y a des gens qui angoissent par rapport à des événements passés ou présents. Être angoissé par rapport à l’avenir, c’est une particularité de l’anxiété ».

Ainsi, l’anxiété d’anticipation se distingue des autres formes d’anxiété par sa dimension prospective : la personne craint non pas ce qui s’est produit ou ce qui est en train de se produire, mais exclusivement ce qui pourrait advenir. C’est cet aspect projectif qui caractérise spécifiquement ce type d’anxiété.

Une facette de l’anxiété généralisée

Notons par ailleurs que l’anxiété d’anticipation recoupe largement le concept de « trouble d’anxiété généralisée » (TAG). Rappelons ici que le TAG se définit comme « une tendance à une inquiétude improductive et excessive », selon Mary Gohin. Autrement dit, la personne touchée a beau ruminer en permanence de sombres scénarios, cela ne l’empêche nullement qu’ils se produisent. Or, de l’aveu même de la psychologue, « l’imagination anxieuse et le « et si » angoissant de TAG est une anxiété d’anticipation ». On peut donc considérer cette dernière comme l’un des aspects symptomatiques majeurs du trouble d’anxiété généralisée.

Quels sont les signes d’une anticipation maladive ?

Tout le monde est amené, à un moment ou à un autre, à ressentir une certaine appréhension vis-à-vis de l’avenir. En soi, anticiper les événements à venir n’a rien de pathologique, cela peut même se révéler bénéfique. « Imaginer comment un événement peut se passer permet de s’y préparer, et donc d’éviter de possibles erreurs », rappelle Mary Gohin. Alors, comment distinguer une anticipation constructive d’une projection nuisible relevant de l’anxiété d’anticipation ?

Lorsque l’imagination vire à la rumination

Tout est une question de degré, souligne l’experte. Anticiper raisonnablement le déroulé d’une situation, en envisageant même certains scénarios défavorables, relève d’un mécanisme quasi magique : « On essaye de voir le pire parce que l’on sait au fond de nous que si l’on fait cela, ça n’arrivera pas ; c’est une crainte superstitieuse, on fait semblant, presque pour conjurer le sort. »

En revanche, cela devient problématique lorsque la personne ne fait plus que ruminer en boucle les pires hypothèses, en étant persuadée qu’elles vont immanquablement se réaliser. Car alors, loin de servir à se prémunir, ces projections mentales ne font qu’attiser son anxiété.

Quand l’anxiété gagne le corps

Autre élément de distinction : la manifestation physique de l’anxiété. « On sait que c’est pathologique quand cette anxiété s’accompagne de sensations physiques, communes aux crises de panique », met en garde Mary Gohin. À savoir : respiration saccadée, palpitations, vertiges, oppression thoracique, tremblements, sueurs froides, nausées, picotements dans les membres, rougeurs, etc.

Bref, lorsque les scénarios catastrophes imaginés provoquent chez la personne des réactions corporelles aussi pénibles, on se situe clairement du côté de l’anxiété d’anticipation. Ces symptômes traduisent l’emprise mentale que cette rumination a pris sur l’individu. Une emprise si forte qu’elle en vient à générer une véritable détresse physiologique.

Anxious worried Asian millennial girl holding head in hands dealing with depression after abortion

D’où vient cette tendance à tout appréhender ?

Ce réflexe de projection anxiogène peut trouver sa source à différents moments de la vie, note Mary Gohin : « Les causes sont très multiples, c’est quasiment du cas par cas. Cela peut venir de l’enfance comme de l’adolescence ou de l’âge adulte. » Autrement dit, pas de profil type des personnes enclines à l’anxiété d’anticipation. Celle-ci peut toucher tout le monde, quelles que soient l’histoire ou la psychologie de chacun.

L’influence de l’environnement familial

Néanmoins, la psychologue relève une constante chez la plupart des individus concernés : « Généralement, les personnes anxieuses le sont parce qu’elles ont vécu dans un environnement anxieux. Si l’on est anxieux, nos enfants seront plus susceptibles de l’être. » Ainsi, le facteur héréditaire et l’exemple parentale jouent indéniablement un rôle dans l’émergence de ce penchant à l’anticipation négative.

« J’ai conscience que lorsque je me projette, je reproduis ce que j’ai souvent vu ma mère faire : des crises d’angoisse », témoigne Antoine, 23 ans.

Marion, 30 ans, abonde :

« Cette anxiété m’a été transmise par ma mère […]. Je ne faisais que penser à toutes les questions qu’elle me posait avant un trajet en voiture : “à cet endroit il y a un carrefour avec trois voies, tu vas faire comment ? Il y aura des voitures partout !”, “Dans cette rue il y a un feu rouge avec un démarrage en côte très compliqué, tu vas caler !”… »

La sensibilité à l’anxiété

Certains psychologues évoquent également le concept de « sensibilité à l’anxiété ». Il s’agit d’une prédisposition constitutionnelle à redouter les manifestations physiques et psychiques de l’anxiété. Les individus qui en sont affectés vivent toute montée de stress comme une menace, car ils en appréhendent les effets déstabilisants.

Or, cette vulnérabilité inhérente est un terrain propice pour développer une anxiété d’anticipation. En effet, la personne craint par avance que telle ou telle situation future ne déclenche en elle ces sensations anxiogènes qu’elle redoute tant. C’est donc en réalité la perspective de son propre stress qui l’angoisse.

Le poids des distorsions cognitives

Enfin, certaines croyances ou schémas de pensée erronés peuvent également favoriser l’éclosion d’une anxiété d’anticipation. Notamment s’imaginer foncièrement incapable de faire face aux aléas ou aux défis de l’existence. Ou encore être persuadé que le monde extérieur recèle quantité de dangers imprévisibles.

De tels biais cognitifs conduisent la personne à percevoir chaque nouvelle situation comme une potentielle menace. D’où cette propension à envisager en permanence le scénario du pire… Au risque de s’épuiser à force d’appréhender sans cesse des issues malheureuses qui, bien souvent, ne se matérialiseront jamais.

Quelles conséquences sur le quotidien ?

L’anxiété d’anticipation a des répercussions majeures sur l’existence de ceux qui en pâtissent. Outre la détresse psychique et les troubles physiques qu’elle engendre, elle peut conduire à de véritables blocages et à une profonde infélicité.

Des blocages dans tous les domaines

En premier lieu, ce réflexe de projection catastrophe empêche la personne de profiter sereinement du présent. Son esprit focalisé en permanence sur l’avenir, elle n’arrive plus à savourer l’instant. Pire, elle en vient même à considérer sa propre vie comme une suite d’épreuves angoissantes :

« Je vois la vie comme de simples étapes à franchir, des espèces de paliers […] : à chaque palier, je suis rassurée, mais ça ne dure que quelques secondes car les autres arrivent très vite », illustre Antoine.

Deuxièmement, cette anticipation négative systématique peut conduire la personne à renoncer à quantité d’activités par peur de ce qui pourrait arriver. On parle alors « d’évitement phobique ». Ainsi, des projets enthousiasmants, des rencontres prometteuses ou de simples sorties entre amis sont abandonnés, juste parce que l’individu s’imagine qu’ils tourneront mal.

Résultat, sa vie sociale, professionnelle, amoureuse ou familiale s’en trouve considérablement appauvrie, et lui avec. Faute d’oser entreprendre quoi que ce soit, elle reste figée dans une sorte d’inertie, à ruminer en vain sur un futur fantasmatique au lieu de vivre concrètement le présent.

Un cercle vicieux épuisant

Troisièmement, ce pessimisme anticipateur tend à s’auto-alimenter, plongeant la personne dans un cercle vicieux épuisant. En effet, parce qu’elle redoute en permanence que chaque situation tourne mal, ses capacités d’action et de résilience s’en trouvent affectées. Du coup, le risque qu’elle échoue ou vive effectivement des mésaventures s’accroît.

Or paradoxalement, ces déconvenues réelles, aussi minimes soient-elles, viennent conforter sa conviction que le pire est toujours à prévoir… renforçant d’autant son anxiété. La psychologue résume bien ce cercle vicieux :

« La peur peut affecter l’événement lui-même et nous emmener là où précisément nous ne voulions pas aller, mais ce constat ne nous empêche pas de recommencer à reprendre un autre scénario catastrophe sur un prochain événement. »

On comprend dès lors aisément qu’une telle anticipation maladive s’apparente pour celui qui la subit à un véritable supplice de Tantale mental. Constamment focalisé sur ce qui pourrait mal tourner dans le futur, il ne peut jouir sereinement ni du présent ni du futur, quand bien même les choses se passent relativement bien dans les faits…

Un impact sur les proches

Enfin, au-delà de la personne directement concernée, l’anxiété d’anticipation retentit également sur son entourage. Son inclination naturelle à toujours envisager le scénario catastrophe finit en effet par déteindre sur ses proches. Ses projections anxiogènes finissent par les gagner eux aussi, comme en convient Marion :

« J’ai bien souvent eu des remarques de mes amis, qui me disaient qu’ils avaient stressé toute la journée à cause de ce que j’avais pu leur dire. […] sur le moment, je ne m’en rends pas compte. »

Difficile dans ces conditions pour ses relations de ne pas être affectées. D’autant que face à cette angoisse envahissante, la personne touchée tend naturellement à se refermer sur elle-même,when l’incompréhension règne et l’entourage se sent démuni :

« J’ai coupé les ponts avec mon entourage. Mon compagnon se sent impuissant face à cette situation », regrette Corinne.