La psychologie cognitive est aujourd’hui l’un des domaines les plus importants et influents de la psychologie moderne. À l’origine de cette révolution dans l’étude de l’esprit humain se trouve un homme : Ulric Neisser. Considéré comme le « père de la psychologie cognitive », Neisser a jeté les bases d’une nouvelle approche de la cognition humaine qui a transformé notre compréhension du fonctionnement mental. Dans cet article, nous allons explorer en détail la vie, l’œuvre et l’héritage de ce psychologue visionnaire qui a marqué l’histoire de sa discipline.

Les origines et le parcours d’Ulric Neisser

Une enfance marquée par l’exil

Ulric Gustav Neisser est né le 8 décembre 1928 à Kiel, en Allemagne. Son père, Hans Neisser, était un éminent économiste juif. En 1933, pressentant la montée du nazisme, la famille Neisser quitte l’Allemagne pour l’Angleterre, avant d’émigrer aux États-Unis quelques mois plus tard. Le jeune Ulric, alors âgé de 5 ans, débarque à New York le 15 septembre 1933 à bord du paquebot Hamburg.

Cette expérience précoce de l’exil et du déracinement aura sans doute une influence sur la sensibilité et la curiosité intellectuelle du futur psychologue. Désireux de s’intégrer dans son pays d’adoption, le jeune Ulric développe très tôt une passion pour le baseball, un sport typiquement américain. Cette attirance pour le baseball jouera un rôle indirect mais important dans ses futurs intérêts psychologiques, notamment sur la question des « souvenirs flash » (flashbulb memories).

Une formation académique d’excellence

Le parcours académique d’Ulric Neisser témoigne d’une intelligence et d’une curiosité intellectuelle hors du commun :

  • 1950 : Obtention d’un B.A. (Bachelor of Arts) en psychologie à l’université Harvard, avec la mention summa cum laude.
  • 1952 : Master en psychologie au Swarthmore College, où il travaille avec des figures importantes de la psychologie de la Gestalt comme Wolfgang Köhler et Hans Wallach.
  • 1956 : Doctorat en psychologie expérimentale à Harvard, avec une thèse dans le domaine de la psychophysique.

Après son doctorat, Neisser enseigne pendant un an à Harvard avant de rejoindre l’université Brandeis. C’est là qu’il élargit ses horizons intellectuels au contact d’Abraham Maslow, alors directeur du département de psychologie. Neisser développe une profonde sympathie pour l’humanisme idéaliste de Maslow, qui avait lui-même été fortement influencé par la psychologie de la Gestalt.

Les débuts d’une carrière brillante

La carrière de Neisser est marquée par des collaborations fructueuses et des avancées conceptuelles majeures :

  • À Harvard, il se lie d’amitié avec Oliver Selfridge, un jeune informaticien du MIT pionnier de l’intelligence artificielle. Neisser travaille comme consultant à temps partiel dans le laboratoire de Selfridge.
  • Ensemble, Selfridge et Neisser élaborent le « modèle du pandémonium » pour la reconnaissance des formes, qu’ils décrivent dans un article du Scientific American en 1950.
  • Ces travaux sur l’intelligence artificielle et la reconnaissance des formes influenceront profondément la conception que Neisser développera plus tard de la cognition humaine.
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Après des passages à l’université Emory et à l’université de Pennsylvanie, Neisser s’établit finalement à Cornell, où il passera la majeure partie de sa carrière académique.

La révolution cognitive initiée par Neisser

Le contexte : les limites du behaviorisme

Pour comprendre l’importance de l’apport de Neisser, il faut le replacer dans le contexte de la psychologie du milieu du 20e siècle. À cette époque, le behaviorisme domine largement la psychologie scientifique, en particulier aux États-Unis. Cette approche, incarnée par des figures comme John Watson et B.F. Skinner, se concentre exclusivement sur les comportements observables et rejette l’étude des processus mentaux internes, jugés non scientifiques.

Le behaviorisme a certes permis le développement de techniques expérimentales rigoureuses et apporté des contributions importantes dans le domaine de l’apprentissage. Cependant, il se montre limité pour expliquer de nombreux aspects fascinants de la cognition humaine, comme le développement du langage ou la résolution de problèmes complexes.

L’émergence de la psychologie cognitive

C’est dans ce contexte que naît la psychologie cognitive dans les années 1950 et 1960. Cette nouvelle approche s’inspire des avancées de l’informatique et des sciences cognitives pour étudier les processus mentaux internes comme la perception, la mémoire, l’attention, le raisonnement ou le langage.

Plusieurs pionniers ouvrent la voie à cette révolution cognitive :

  • Herbert Simon et Allen Newell développent des modèles informatiques de la résolution de problèmes
  • Noam Chomsky révolutionne la linguistique avec sa grammaire générative
  • George Miller étudie les limites de la mémoire à court terme

Mais c’est Ulric Neisser qui va véritablement donner son nom et son unité à ce nouveau champ de recherche avec la publication en 1967 de son ouvrage fondateur : Cognitive Psychology.

1967 : Cognitive Psychology, l’acte de naissance d’une discipline

La publication de Cognitive Psychology en 1967 marque un tournant décisif dans l’histoire de la psychologie. Dans cet ouvrage révolutionnaire, Neisser synthétise et unifie les différents courants de recherche qui émergent alors sur les processus cognitifs :

  • La perception
  • La reconnaissance des formes
  • L’attention
  • La résolution de problèmes
  • La mémoire

Avec son style clair et élégant, Neisser met l’accent à la fois sur le traitement de l’information et sur les processus constructifs de la cognition. Il présente une alternative convaincante au behaviorisme, sans l’attaquer frontalement.

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L’impact du livre est immédiat et considérable. De nombreux chercheurs travaillant sur différents aspects de la cognition y voient un cadre théorique unifié qui donne sens à leurs travaux. Cognitive Psychology devient rapidement un best-seller académique et lance véritablement le champ de la psychologie cognitive.

Neisser lui-même décrira plus tard cet ouvrage comme une « attaque contre le behaviorisme ». Il estimait en effet que les présupposés behavioristes étaient erronés et qu’ils limitaient ce que les psychologues pouvaient étudier. En proposant une alternative attrayante plutôt qu’une critique directe, Neisser a réussi à transformer en profondeur le paysage de la psychologie scientifique.

Les contributions majeures de Neisser à la psychologie cognitive

Une nouvelle approche de la perception et de l’attention

Les travaux de Neisser ont profondément renouvelé notre compréhension des processus perceptifs et attentionnels. Il a notamment développé le concept de « cycle perceptif », qui décrit la perception comme un processus actif et constructif plutôt que comme une simple réception passive d’informations sensorielles.

Selon ce modèle, nos schémas cognitifs guident notre exploration perceptive de l’environnement, qui à son tour modifie ces schémas. Cette approche met l’accent sur l’interaction dynamique entre l’individu et son environnement dans la construction de notre expérience perceptive.

Neisser a également mené des recherches pionnières sur l’attention sélective visuelle, en collaboration avec Robert Becklen. Leurs expériences sur la « cécité attentionnelle » (inattentional blindness) ont montré que nous pouvons être aveugles à des événements inattendus même s’ils se produisent directement dans notre champ visuel, lorsque notre attention est focalisée sur une tâche spécifique.

La mémoire comme processus de reconstruction

L’une des contributions les plus importantes de Neisser concerne notre compréhension de la mémoire humaine. Contrairement à la vision traditionnelle de la mémoire comme un simple enregistrement passif d’informations, Neisser a montré que la mémoire est un processus actif de reconstruction.

Ses travaux sur les « souvenirs flash » (flashbulb memories) sont particulièrement célèbres. En étudiant les souvenirs de l’explosion de la navette spatiale Challenger en 1986, Neisser a démontré que même les souvenirs d’événements marquants et émotionnellement chargés peuvent être sujets à des distorsions et des reconstructions au fil du temps.

Cette approche constructiviste de la mémoire a des implications importantes, notamment dans le domaine juridique pour la fiabilité des témoignages oculaires.

L’étude du soi et de la conscience de soi

Dans la dernière partie de sa carrière, Neisser s’est beaucoup intéressé à la question du soi et de la conscience de soi. Il a proposé un modèle distinguant cinq types de connaissance de soi :

  1. Le soi écologique : notre perception de nous-mêmes dans l’environnement physique
  2. Le soi interpersonnel : notre soi dans les interactions sociales
  3. Le soi étendu : notre sens de la continuité temporelle basé sur la mémoire et l’anticipation
  4. Le soi privé : nos expériences subjectives internes
  5. Le soi conceptuel : notre représentation abstraite de nous-mêmes
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Cette approche multidimensionnelle du soi a ouvert de nouvelles perspectives pour comprendre le développement de la personnalité et les troubles psychologiques.

L’évolution de la pensée de Neisser : vers une psychologie écologique

Les limites de l’approche computationnelle

Si Neisser est considéré comme le fondateur de la psychologie cognitive, son parcours intellectuel l’a progressivement amené à prendre ses distances avec certains aspects de cette approche. Dans les années 1970, il commence à exprimer des inquiétudes quant à l’orientation prise par le champ qu’il a contribué à créer.

En 1976, Neisser publie Cognition and Reality, un ouvrage dans lequel il formule trois critiques principales à l’égard de la psychologie cognitive :

  1. Une focalisation excessive sur les modèles de traitement de l’information spécialisés utilisés pour décrire et expliquer le comportement
  2. Un échec à aborder les aspects quotidiens et les fonctions du comportement humain
  3. Une dépendance excessive vis-à-vis des tâches artificielles de laboratoire, conduisant à un manque de validité écologique

L’influence de l’approche écologique de Gibson

L’évolution de la pensée de Neisser est fortement influencée par sa rencontre avec les travaux de James J. Gibson et Eleanor J. Gibson sur la perception directe. Selon cette approche, l’information présente dans l’environnement spécifie directement l’état du monde sans nécessiter de processus constructifs complexes lors de la perception.

Neisser intègre cette perspective écologique à sa propre théorie du cycle perceptif. Il propose que l’information captée par la perception active des schémas, qui à leur tour guident l’attention et l’action, conduisant à la recherche d’informations supplémentaires.

Vers une psychologie cognitive écologique

Dans ses travaux ultérieurs, Neisser plaide pour une approche plus écologique de la psychologie cognitive. Il encourage les chercheurs à concevoir des expériences qui explorent comment les gens perçoivent, pensent et se souviennent dans des tâches et des environnements reflétant des situations du monde réel.

Cette orientation vers une psychologie cognitive écologique se traduit par plusieurs recommandations méthodologiques :

  • Étudier la cognition dans le contexte d’activités naturelles et purposives
  • Prêter plus d’attention aux détails du monde réel dans lequel évoluent les individus
  • Prendre en compte la sophistication et la complexité des compétences cognitives que les gens sont réellement capables d’acquérir
  • Examiner les implications des travaux de psychologie cognitive pour des questions plus fondamentales sur la nature humaine

Cette approche écologique a ouvert de nouvelles perspectives de recherche, notamment dans l’étude de la mémoire autobiographique et du développement du soi.